« Baume du Tigre » : quête de liberté et héritage familial dans le roman graphique de Lucie Quéméner.
Baume du Tigre est le premier roman graphique de l’autrice et illustratrice Lucie Quéméner. D’origine chinoise et bretonne, Lucie Quéméner a voulu rendre hommage à sa famille et à sa culture par le biais de ce roman graphique. Sorti en 2020 , le récit suit le quotidien de la Jeune Edda et de sa famille issue de l’immigration asiatique.
Edda et ses sœurs, Isa, Wilma et Etta, vivent avec leur mère, leur oncle et leur grand-mère sous le contrôle de leur grand-père Ald. Propriétaire d’un restaurant asiatique à l’extérieur, « patriarche tyrannique » à l’intérieur, Ald est intransigeant envers sa fille, et surtout ses petites filles. Il surveille d’un œil acéré leur mode de vie, leur façon de s’habiller, jusqu’aux programmes TV qu’elles consomment.
Un récit sur l’émancipation féminine
Un jour, Edda leur annonce son admission en école de médecine. C’est le choc pour son grand-père qui comptait sur elle pour travailler dans son restaurant et se ranger à ses règles. C’est le début d’une lutte sans fin. Edda et ses sœurs vont protester sous la forme d’une grève, puis vont finir par fuguer vers la capitale en quête d’une nouvelle liberté.
Au fil du récit, on découvre que cette fugue n’était pas qu’un acte isolé dans la famille. Les femmes de chaque génération ont déjà voulu gouter à une certaine liberté. On s’immerge d’abord dans le passé de Minna, la mère d’Edda et ses sœurs. Encore jeune, elle décide de quitter le cocon familial pour pouvoir vivre avec son petit copain, un homme blanc, ce qui déplaît fortement à son père…
Plus tard, c’est le passé de la grand-mère Minna que l’on retrouve. Elle arrive en France dans le cadre d’un mariage arrangé avec Ald. Tiraillée par son envie d’émancipation et son devoir familial, elle décide de rester auprès d’Ald.
Le vécu d’asiatiques de plusieurs générations
Le parti pris de montrer trois générations d’asiatiques en France est intéressant car il permet de montrer des expériences différentes selon chaque personnage.
Chez les grands-parents qui ne sont pas nés en France, les expériences avec le racisme ordinaire semblent plus flagrantes. On retrouve par exemple une scène de contrôle sanitaire dans le restaurant du grand-père. Un inspecteur méprisant l’infantilise et profite de la situation en prenant comme prétexte ses origines. En parallèle, cette première génération s’efforce à cacher leur culture chinoise pour pouvoir s’assimiler au mieux à leur nouveau pays.
Dans les générations suivantes, qui sont nées en France, on remarque à quel point le poids familial se met au travers des choix des personnages que se soit en amour ou dans les études. On retrouve une question de double standard : les attentes de la famille ne sont pas les mêmes pour les hommes que pour les femmes. De plus, les sacrifices de chaque parent s’accumulent et rendent la révolte des petites filles plus intriquée. La liberté est-elle plus importante que le devoir de gratitude et de respect envers les aînés ?
Le poids de l’héritage culturel et son acceptation:
Les histoires passées et le présent vont se nouer et donner un sens nouveau au récit. Le temps passe : Edda est maintenant diplômée en médecine, mais malgré cela un sentiment de vide l’accapare. Toujours en froid avec sa famille, elle commence à s’intéresser à la médecine traditionnelle chinoise. Par ce biais, elle va se reconnecter avec sa culture et son héritage familial : sa grand-mère lui enseignera tous les principes de la médecine chinoise et l’aidera à ouvrir son propre cabinet. En faisant le pont avec sa culture occidentale et sa culture chinoise, elle va pouvoir aider son grand-père mourant et d’une certaine façon, soigner les maux générationnels de toute sa famille.
Ce récit résonne particulièrement avec le documentaire autobiographique « Les Rivières » de la réalisatrice franco-vietnamienne Mai Hua. Alors qu’une légende familiale raconte que les femmes de sa famille sont maudites, Mai va filmer la lignée de femmes de sa famille sur 4 générations : Sa grand-mère, sa mère, sa fille et elle-même. On y retrouve en effet des thématiques similaires : le poids de l’héritage familial, l’envie de rupture avec les cycles passés et la guérison autant physique qu’émotionnelle de toute une famille.
Style et Narration
Stylistiquement, ce roman graphique charme par ses dessins crayonnés en noir et blanc. Le trait d’apparence simple, met en valeur les visages et expressions des personnages, tandis qu’une douceur se dégage des nuances de gris. Autre aspect intéressant, les planches se focalisent tantôt sur les dialogues et actions des personnages, tantôt sur des scènes de vie plus contemplatives. On y remarque d’ailleurs des détails de la culture chinoise, scènes de repas ou encore visites dans des herboristeries traditionnelles, qui font plaisir à voir.
Par le biais de ce roman graphique, l’autrice Lucie Quéméner a voulu raconter une histoire « post-immigration » où la narration se concentre sur ce qu’il se passe après qu’une famille issue de l’immigration s’installe dans un pays occidental. Il en ressort un récit percutant, intersectionnel et intergénérationnel dont les thèmes variés pourront toucher plus d’un.
Baume du Tigre, de Lucie Quémener aux éditions Delcourt - 23,95€
– primé par France culture BD des étudiants 2020
Retrouvez son travail sur son site internet.
Diana (@dianosaure)