Des corps en ruine : les artistes dénoncent les conséquences de l'agent orange

Les corps en ruine sont les miroirs de la génération sacrifiée née après la guerre américano-vietnamienne, finie il y a plus de quarante-cinq ans. Ce sont des mutilations, des cancers, des malformations mais aussi des forêts dévastées, des champs contaminés causés par l’épandage de l’agent orange. Quatre-vingt millions de litres ont été déversés touchant également les pays limitrophes du Vietnam. Aujourd’hui, le combat de Madame Tran To Nga, franco-vietnamienne face au géant multinational Bayer-Monsanto est un puissant symbole de lutte qui porte la voix de toutes les victimes du défoliant.

Tran To Nga, journaliste et militante contre l’agent orange.

Tran To Nga, journaliste et militante contre l’agent orange.

Quelques repères historiques de la guerre américano-vietnamienne

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Pour rappel, en 1961, avec l’appui du président John Kennedy, les Etats Unis entament une guerre chimique sans précédent qui atteindra son apogée en 1965. L’utilisation stratégique de l’agent orange avait pour but de détruire la végétation dans laquelle se réfugiaient les Viêt Congs. Dès lors, les missions de défoliation se concentraient principalement autour des bases américaines, des routes terrestres et fluviales, contaminant profondément l’environnement. On estime à 20% les forêts vietnamiennes contaminées. En effet, la dioxine contenue dans ce mélange est extrêmement toxique et détériore la santé en provoquant de multiples maladies liées aux fonctions hormonales, immunitaires et reproductives de l’organisme. L’épandage cesse graduellement suite aux nombreuses protestations de la part des scientifiques, de l’opinion publique mais surtout des anciens combattants américains en contact avec l’agent orange. D’ailleurs, pour ne pas ébruiter d’avantage la catastrophe et en échange de leur silence, ces vétérans ont été généreusement dédommagés. En effet, les Etats-Unis tardent à reconnaître les conséquences de l’utilisation massive du défoliant mais sous la pression, consentent à financer quelques opérations de décontamination des sols vietnamiens. Faisant preuve de la même amnésie, le Vietnam attend 1999, soit près de trente ans après le conflit, pour s’occuper de ses victimes. Cela demeure un point controversé dans la politique vietnamienne, agacée par cet héritage encombrant. Qualifiées comme « le dernier fantôme significatif » par un fonctionnaire américain, ces victimes sont obsédantes par leurs présences mais pourtant invisibilisées par l’État.

Représentation et visibilité

L’artiste américano-vietnamien Dinh Q.Lê, après s’être attaqué à une fabrication fantasmée hollywoodienne de l’histoire de la guerre américano-vietnamienne, relève un tabou et dénonce l’amnésie du Vietnam face à l’impact de la guerre chimique sur son peuple.

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Avec Damaged Gene, il pointe du doigt l’augmentation exponentielle du nombre de jumeaux siamois dans les campagnes de l’ordre de 1 000% depuis la fin du conflit. La plupart succombent à leurs malformations et maladies dû au manque de moyens médicaux. Pour ce projet, l’artiste fait fabriquer par des sculpteurs locaux vietnamiens des figurines représentant des jumeaux malformés qu'il fait habiller par des couturières. Il fait aussi imprimer des tee-shirts indiquant la quantité de défoliant déversée sur le pays durant la guerre. Ce sont des moyens pour visibiliser, dénoncer et montrer au peuple vietnamien et aux touristes les sévices de l’après-guerre. De plus, il est nécessaire de rappeler que la culture et l’exposition des œuvres d’art sont strictement contrôlées par le parti et nécessite une autorisation. Dinh Q. Lê, n’ayant pas trouvé de lieu officiel à cause du caractère sensible de ses œuvres, loue un emplacement dans l’un des marchés de la capitale pendant un mois. Ce lieu d’exposition improvisé fait corps au sujet et propos de l’artiste. Lieu de tous les regards, le marché offre une visibilité importante et populaire à un sujet tabou et sensible. En effet, c’est le meilleur circuit pour s’approprier et dénoncer ce décalage entre l’effort d’investissement national tourné vers le tourisme et son amnésie générale à l’égard de ses enfants. Il y questionne cette complexité de l’écriture nationale du Vietnam avec de multiples nuances : celle d’un pays communiste à l’ouverture économique libérale.

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Au cours de cette expérience, l’artiste est surpris par l’intérêt porté par les étrangers qui contraste avec la répulsion des Vietnamiens face à leurs propres fantômes. Trois réactions se profilent : « Certains ont été très curieux, en particulier ceux qui connaissaient des personnes qui ont été touchées. Ensuite, il y avait des gens qui portaient un œil dessus mais sans vouloir en parler, et finalement, il y avait ceux qui marchaient à la hâte comme s'ils avaient des œillères. ». Il rajoute : « L'une des choses positives à ce sujet était la progressive approbation des commerçants, bien qu'ils aient d'abord pensé que j'étais fou. Le bouche à oreille a fonctionné et même le directeur des recherches sur la dioxine (ERS) est venu voir le
projet [1]. »

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Lotus Land, entrepris un an après Damaged Gene, présente des figurines siamoises figées dans des poses religieuses et surmontées de feuilles de lotus, symbole de pureté et fleur sacrée dans la culture bouddhiste. Dans un échange avec Moira Roth en 1999, l’artiste évoque la fascination que provoquent ces enfants :

« […] Dans certains villages où les enfants sont nés, j’ai pu constater de la vénération à leur égard. Les villageois croient que les enfants sont des esprits spéciaux. Ce qui est fascinant pour moi est le fait que certaines divinités vietnamiennes ont aussi plusieurs bras, jambes et têtes. Le projet émane de cette fascination avec l’idée d’effondrement de la distance entre mythologie et réalité » [2]

Dans ces villages de campagne, ce sont souvent les personnes âgées qui vénèrent ces enfants défigurés et handicapés. Les considérant comme des divinités, elles les privent de leurs statuts d’être humain et donc de l’accès aux soins. Ce phénomène témoigne alors d’une visible désinformation sur les conséquences de l’agent orange. Ces figurines fragiles érigées comme divinités démontrent ainsi leurs conditions de vie dans la société actuelle.

D.Q.Le,+Lotus+Land,+Monsanto+Uniroyal+Chemicals,+1999,+Fiberglass,+polymer,+wood,+paint.+Approximately+Courtesy+of+Shoshana+Wayne+Gallery,+Santa+Monica.png

Aussi, il est intéressant de souligner le choix du médium : l’objet. Il projette l’imaginaire, au détriment de ce que peut être la photographie qui peut être plus factuelle. Comme le remarque Melissa Chiu lors de l’entretien avec l’artiste, ces figurines siamoises ressemblent à des poupées avec lesquelles on aimerait jouer. Ce à quoi l’artiste répond :

« Comme il s’agit d’un sujet horrible, je ne voulais pas le représenter d’une manière réaliste ou physique à travers par exemple des photographies documentaires, parce cela peut créer une sensibilité et réifier l’enfant. Je pense aussi que cette approche éloigne/ décourage les gens. Je ne veux pas que les gens s'écartent de la question. Je veux qu'ils passent du temps à réfléchir sur le sujet. » [3]

Le choix du médium pose alors la question de la monstration de l’horreur et comment la représenter, lorsque même l’État refuse d’y faire face. Il y a comme une action d’attraction-répulsion dans la vision de ces poupées. Ces jouets ont à première vue l’air de proportions normales, mais plus le spectateur s’approche, plus il se rend compte du conflit de proportions.

Bien que l’artiste ironise sur l’amnésie du pays face à ses propres enfants, il offre à travers ses poupées, une visibilité, une représentation mais aussi une place à ses victimes innocentes de l’agent orange.

La carte postale, support critique à l’encontre des imaginaires exotiques

Contrairement à Dinh Q. Lê, l’artiste française métisse vietnamienne Liza Nguyen prend à corps la photographie et le support de la carte postale pour contourner les imaginaires. À travers la série Les victimes de l’agent orange dans son projet PostalCards, elle déploie toute la force de son propos critique des conséquences du défoliant.

Le premier dépliant montre plusieurs vues frontales de bocaux enfermant les fœtus déformés par l’agent orange. Atmosphère froide et hostile, ces corps à corps sans vie s’exposent alignés sur des étagères, entourés de murs blancs cliniques. Les images n’indiquent pas l’étendue de la pièce, ni son envergure, et nous laisse alors perplexe sur son espace. Cette première série pose le regard.  

Dans la série suivante, ces corps se donnent complètement à notre regard. Des curiosités monstrueuses enfermées dans du formol montrant la complète étendue des déformations et des bizarreries que provoque l’agent orange.

La dernière série montre, enfin, la vie qui se démarque de la mort : des portraits d’enfants y sont dépeints. Avec une certaine douceur, et nul misérabilisme, Liza Nguyen photographie les enfants qui posent souriants, devant l’objectif. Ces enfants représentent la vie, malgré tout.

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L’utilisation de la carte postale est détournée. Initialement conçu comme un médium populaire par la standardisation du support – l’image de face et la possibilité d’écrire dans son dos – a une triple tradition : touristique, mnémonique et artistique. Touristique car l’objet est une petite manne économique, mnémonique parce qu’elle représente la pensée d’un voyage et aussi artistique parce qu’elle était un « trésor de rien du tout » comme le décrivait l’écrivain poète Paul Éluard. Liza Nguyen joue avec les codes de la carte postale et questionne la triple tradition inhérente au médium dans une démarche critique. En effet, elle se pare de la charge mnémonique par la construction de sa propre représentation de son pays; touristiques parce qu’elle utilise les mêmes codes de la carte postale – le format, la prise de vue frontale – pour les déjouer à une fin artistique mais aussi surtout critique.

La carte postale est un véritable document historique dans la représentation d’un imaginaire contemporain. Elle constitue un phénomène communicationnel marginal, qui se distingue des grands médias tels que la presse, la télévision, ou internet. Le sociologue Maffesoli [4] évoque la carte postale comme « faisant l’éloge de la surface qui s’ouvre en profondeur ». Cette profondeur qui se découvre au fil du regard illustre bien le travail de Liza Nguyen, qui à travers la création de ses propres cartes postales, produit sa propre représentation, ses propres souvenirs de son voyage, initiatique, dans les terres de ses origines. Étant à rebours de ce que veut montrer le Vietnam, à rebours des cartes postales traditionnelles remplis d’exotisme, elle dénonce la colonisation des corps et va à l’encontre de l’imaginaire contemporain. Ici, pas de paysage paradisiaque, pas de sable blanc léché par une mer turquoise, pas de femme languissantes au chapeau iconique… La logique sérielle de la « surface qui s’ouvre en profondeur » fonctionne, et nous donne à voir des corps en ruine, certes, mais toujours en vie. Ainsi l’écriture lumineuse de Liza Nguyen permet avant tout de tisser les regards dans une vision d’un Vietnam plus vrai.

À travers l’art, les artistes transposent et commémorent un passé dans le présent et donnent une nouvelle visibilité aux interstices de l’histoire. La représentation des mémoires tues et cachées – fantômes, paysages, victimes mutilées – témoigne d’une quête de vérité et où la traversée des paysages est chemin de guérison en soi.

Œuvres :

  • Dinh Q. Lê, Damaged Gene, 1998. La série Damaged Gene créée en 1998 est composée  d’une vidéo couleur avec son (16 min 58 sec), de vêtements tricotés pour bébés, de peluches, de figurines en résine, de figurines en plastique et de sucettes aux dimensions variables.

  • Dinh Q. Lê, Lotus Land, 2000. La série Lotus Land créée en 2000 est composée de 27 composantes sculpturales en fibre de verre et polymère de dimensions variables.

  • Liza Nguyen, Agent Orange Victims, 13x10 cm, 2004

[1] Interview de Dinh Q. Lê avec Melissa Chiu in Vietnam: destination for the new millennium : The Art of Dinh Q. Lê, (cat.exp., New York, Asia Society and Museum, 13 septembre 2005 - 15 janvier 2006), New York, Asia Society, 2005, p 24 : « There were three types of responses from people. You know, it was a touchy subject in Vietnam. Some were very curious about it, especially those who know people who were affected. Then there were people who looked but did not want to talk about it at all, and finally there were those walked hurriedly past as if they had blinders on their eyes. One of the positive things about it was that the shopkeepers became supportive, event though at first they thought I was crazy. Word about this project spread and even the head of dioxin research (ERS) came down to see the piece. »

[2] Entretien mail de Dinh Q. Lê avec Moira Roth in Moira Roth, « Obdurate History: Dinh Q. Lê, the Vietnam War, Photography, and Memory», Art Journal, Vol 60 n° 2, 2001, p 46 : « […] I have found that in some villages where the children are born, they are starting to worship them. The villagers believe that the children are special spirits. What is fascinating to me is that some Vietnamese deities also have multiple arms, legs, and heads. The piece grows out of my fascination with the idea of collapsing distance between mythology and reality. »

[3] Entretien de Dinh Q. Lê avec Melissa Chiu, op.cit. p 24 : « It’s such a horrible subject that I didn’t want to represent in a way that was actual or physical, through documentary photographs for example, because this might create a sensation and objectify the children. I also feel that this approach turns people off. I don’t want people to run away from the issue. I want them to spend the time to think about it. »

[4] M. Maffesoli, Le rythme de la vie, La Table Ronde, Paris, 2004, cité dans Moisés De Lemos, Martins et al., « Les images numériques s'imaginent l'archaïque : mettre en perspective les cartes postales », Sociétés 2011/1 (n°111), p. 163-177, p 164.

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