Entretien avec Frank Lao, auteur de Décolonisons-nous
L’équipe de Slash Asian est allée à la rencontre de Frank Lao à l’occasion de la sortie de son livre Décolonisons-Nous, un titre qui n’est pas anodin puisqu'il reprend le nom de son compte Instagram réunissant plus de 190 000 followers. Aujourd’hui, Frank nous parle des raisons qui l’ont poussé à sortir de l’anonymat pour livrer cette œuvre à la fois très personnelle et résolument engagée contre le racisme systémique et structurel, un appel à la prise de conscience politique qui ne peut laisser indifférent.
1/ Qui est derrière le compte Décolonisons-Nous ? Peux-tu te présenter et nous expliquer ce qui t’a poussé à créer ce compte ?
Je suis Frank Lao, 39 ans. De parents issus d’une des immigrations postcoloniales : le Laos, un pays de l’ex-Indochine française. Je suis d’origine laotienne et teochew. J’ai grandi les 10 premières années de ma vie dans une petite cité de banlieue parisienne à Créteil (94), puis à Paris 13ème. J’ai créé le compte Instagram Décolonisons-Nous en mars 2019. Et je suis aujourd’hui auteur du livre du même nom, publié chez JC Lattès depuis le 4 octobre 2023.
Mon but premier a été à travers tous les posts d’archiver des outils de réflexion, et des connaissances afin de mettre en lumière le continuum colonial dans lequel évolue la société qui est la nôtre. D’aller à l’encontre du déni, du silence ou des ignorances plus ou moins volontaires, qui empêchent qu’un lien logique soit évident pour une majorité de la population, entre le passé colonial, esclavagiste et raciste de la France, et notre présent et ses réalités discriminatoires sur le plan racial. Cela touche les secteurs de l’emploi, du logement, de l’éducation, de la santé, la culture, jusque dans nos relations intimes et nos interactions sociales.
L’enjeu du compte, et du livre, réside finalement dans une prise de conscience politique : le racisme est un système qui a une histoire et une sociologie, et il n’est pas une affaire de bonnes et mauvaises individualités. Il opère en produisant des races, ces diverses constructions sociales trouvant leurs origines dans une histoire longue d’au moins 5 siècles. Le mot d’ordre de mon action : politiser une pensée antiraciste.
Le « nous » de décolonisons-nous, signifie que nous sommes tous et toutes concerné·es par ces questions de problématiques raciales qui déshumanisent selon différentes modalités les individus et les groupes racialisés non-blancs.
2/ Quel a été le déclic qui t’a donné envie de raconter ton histoire ? Pourquoi le format du livre ?
J’ai été anonyme durant presque 4 années derrière le compte Instagram. Ce qui permettait aux followers de se focaliser sur le fond de chacun des posts traitant de la variété des diverses problématiques raciales. Et ce, sans s’attarder sur mon identité réelle ou présumée. Je partageais ce qui me semblait représenter le mieux possible le prisme des populations concernées.
En choisissant le format du livre, j’ai pu développer plus en profondeur les thématiques, sans restriction de nombre de caractères, en partant de mon parcours personnel et intime en tant que personne étiquetée asiatique, et ainsi fournir un regard et une analyse située du système. De travailler ainsi sur la fonction de la « minorité modèle », en tant qu’outil de stigmatisation et d’oppression d'autres populations non-blanches.
3/ Écrire un livre si personnel et engagé est un projet de longue haleine avec des hauts et des bas, qu’est-ce qui a été le plus difficile à retranscrire pour toi ?
Je me suis beaucoup interrogé sur la question du trauma-porn. Jusqu’où puis-je, et/ou dois-je exposer mes traumas, ceux de mes proches ? Dois-je même le faire ? J’ai tenté de trouver le juste équilibre pour que mon récit ne soit pas seulement celui du témoignage. Je me suis appliqué à ce qu’il serve un propos politique, une critique et une analyse plus large du système.
Sur un plan plus technique, la difficulté première a été, sur ce sujet si complexe et vaste qu’est le racisme, de trouver une articulation qui fasse sens, une structuration et une organisation qui rendent clair mes intentions. Une autre difficulté a été de faire le choix parmi la multitude de thématiques. Bien que je trouve la table des matières plutôt riche et efficace, elle reste malheureusement incomplète.
4/ Écrire a un caractère cathartique qui aide bien souvent à grandir soi-même, comment dirais-tu que ce livre t’a changé ? Dans tes réflexions et ton combat sur le racisme ou dans ton rapport aux autres ?
Déjà sur le plan personnel, dans mon rapport à moi-même, il m’a fallu combattre de nombreux démons tout au long du processus créatif. Des automatismes d’auto-sabotage liés à mon parcours et qui me poursuivaient, me poursuivent encore depuis des décennies.
Ensuite, les recherches et les réflexions menées pour l’écriture de ce livre m’ont conforté sur l’impératif de continuer le combat, de poursuivre ceux déjà existants et de les transmettre aux proches, aux jeunes générations. L’antiracisme est une question de rapport de force, et une course de fond. Il n’a donc selon moi d’avenir que dans le collectif ; et les solidarités, même transitoires.
5/ Dans le livre, tu mentionnes ton enfance, tes premières interrogations identitaires face à un système raciste hérité de l’histoire coloniale, tu mentionnes aussi comment cela fait écho à ce que vit aujourd’hui ton fils, le tiraillement entre préserver son innocence et le préparer à la réalité du monde. Lui parles-tu de ces sujets-là aujourd’hui ? Comment ?
Je lui parle de ces sujets parce que le préparer est indispensable pour l’aider à gagner du temps, et le guider dans la fabrication de son armure et de ses armes, la préservation de son estime de soi et de son champ des possibles. Je tente, quand l’occasion est la plus propice, et avec les mots qui lui seront les plus compréhensibles, de nourrir sa capacité à se défendre, à s’aimer, se respecter et se faire respecter. La transmission culturelle, mais aussi de l’histoire non tronquée de la colonisation, me semble être centrale pour remplir cet objectif.
6/ Et inversement, tu mentionnes aussi ta mère dans ce livre, en avez-vous parlé ensemble et comment cela a-t-il nourri vos discussions au sujet du racisme ?
Petit, dès l’école primaire dans les années 80, comme une majorité des individus non-blancs, j’ai été concerné par des comportements et des propos racistes propres à mon assignation raciale. Un système qui pousse pour s’en défendre à en véhiculer en retour ou à s’y résigner. À contrepied des discours enseignés à l’école, ne voyant pas les couleurs, ma mère m’avait sensibilisé sur le fait que je n’étais pas blanc, et que c’était pour cette raison que je rencontrais ces fâcheuses situations. Des mots durs, mais des mots vrais. Je me souviens avoir été dans le déni de cette explication, un déni qui servait de système de défense, mais, comme je l’ai compris plus tard, moins pour moi que pour l’ordre racial de la société.
7/ Quel est ton but avec ce livre ? Quels types de réflexions et de débats espères-tu provoquer chez tes lecteurices avec ce livre ?
Comme expliqué précédemment, j’espère offrir un outil de compréhension qui nourrira une conscience politique du racisme en tant que système, et non pas en tant que simple dysfonctionnement moral. Comprendre nos réalités discriminatoires actuelles comme des conséquences directes de notre histoire coloniale, loin d’être passée. Convoquant autant l’histoire, que la sociologie, des études rigoureusement sourcées, et en illustration, des expériences concrètes, personnelles ou non.
Et ce, en tentant de trouver le bon équilibre entre la posture pédagogique qui parlera certainement plus à une population majoritaire lambda, pas spécialement aguerrie sur la question raciale, et la posture plus révolutionnaire qui parlera elle aux populations déjà au fait de ce sujet.
8/ Enfin, y a-t-il un message que tu souhaiterais transmettre aux lecteurices de cette interview avant qu’iels ne se plongent dans la lecture du livre ?
Prenons le temps, du recul, pour parvenir à décentrer nos regards, travailler une pensée décoloniale. Décolonisons-nous.
Par Méline Keoxay - Team Slash Asian