Entretien avec Lou Eve, autrice de Sous les Strates
Fin août 2023 paraissait le premier roman de Lou Eve, Sous les Strates. Aujourd’hui, plus de deux mois après la parution du livre, notre équipe est partie à la rencontre de l’autrice pour parler de son expérience dans son ensemble : depuis le choix de la fiction pour raconter au mieux son parcours ambivalent, les difficultés et craintes rencontrées lors de la rédaction, jusqu’à la promotion du livre qui a mis en exergue des discriminations persistantes dans le paysage littéraire français.
1/ Peux-tu te présenter ? Qui est Lou Eve ?
J’ai 27 ans, je vis à Paris mais j’ai grandi dans le sud de la France. J’ai été publiée pour la première fois dans l’ouvrage collectif Nos Amours Radicales (éditions Les Insolentes) et Sous les Strates est mon premier roman. Je suis une écrivaine en devenir !
2/ Qu’est-ce qui t’a poussé à vouloir écrire ton roman et pourquoi ce choix de la fiction ?
Écrire ce roman partait d’une volonté de lisibilité de ma trajectoire, je voulais montrer l’ambivalence. Je suis adoptée transraciale, d’origine vietnamienne et élevée par des parents blancs, donc rendre les strates qui me composent à peu près lisibles consiste forcément à faire du recollage de morceaux et de miettes. Construire ce récit, c’était un moyen pour moi de redevenir maîtresse de ma narration en me remettant au centre, et de montrer l’ambivalence de trajectoires.
Sous les Strates est un texte à trous enfin rempli qui porte sur la mémoire, la transmission, l’appartenance, la filiation, la réparation, c’est un moyen de laisser une trace. La fiction (ou autofiction) s’est imposée à moi en ce qu’elle permet en règle générale une sorte de protection des récits minorisés. C’est aussi celle-ci qui m’a permis de construire et travailler des personnages, de montrer une palette d’émotions complexes, chose que je n’aurais pas pu faire par le biais de l’essai ou l’autobiographie pure.
3/ En expliquant le titre Sous les Strates, tu racontes avoir voulu oublier pendant un temps ton histoire, dans un processus d’assimilation forcée, pour appartenir au monde blanc qui t’entourait. Quel a été ton premier pas pour sortir de cette assimilation, pour retrouver ton histoire oubliée ?
Chercher et trouver le « nous » ! Aller à la recherche de mon histoire, celle de mon pays d’origine, m’organiser en collectif, m’entourer de personnes qui me ressemblent. Mais je ne sortirai jamais vraiment de ce processus d’assimilation, puisque j’ai été élevée en contexte français comme une personne blanche, et que je bénéficie de la blanchité.
4/ Pendant l’écriture de ton œuvre es-tu partie à la reconquête des souvenirs manquants de ton histoire, ou était-ce un processus déjà engagé bien avant l’idée de ce projet ?
J’avais déjà initié un processus en cherchant ma famille vietnamienne; j’avais aussi déjà identifié des « temps forts » dans ma trajectoire. Mais en effet, écrire ce roman m’a forcée à me relire avec du recul, à me mettre à la place des personnages et à entrer en empathie avec eux.
5/ Dans ton livre, il y a une confrontation entre Linh et sa mère adoptive, Françoise, au sujet du racisme et de la blanchité. A travers ces échanges, tu démontres qu’il est possible de critiquer l’adoption transraciale tout en aimant ses parents adoptifs. Personnellement, quel équilibre as-tu trouvé ?
L’adoption internationale s’inscrivant dans un système colonial, l’individualité ne devrait à mon sens même pas entrer en ligne de compte quand il s’agit de critiquer ce système puisqu’il ne s’agit pas de sentiments personnels des individus. Dans mon livre y a une critique politique sous-jacente, dont j’espère on ne me dépossédera pas; il y a aussi beaucoup d’amour et de liens affectifs très intenses. Ce n’est pas incompatible parce que de fait, être une adoptée transraciale implique une trajectoire ambivalente. Ce n’est que quand j’ai accepté cette ambivalence (subir le racisme au sein de ma famille tout en les aimant, le subir en France tout en naviguant aisément en milieu blanc) que j’ai trouvé un équilibre, parce que c’est elle qui fait de moi un être singulier, avec une histoire riche et complexe.
6/ Écrire ce roman t’a-t-il permis d’aller plus loin dans tes réflexions sur l’adoption transraciale ?
Un privilège implique nécessairement de l’inconfort. J’ai passé des années à être mal à l’aise parce que trop blanche ou pas assez, descendante de colonisée et un peu colon. Je suis tout ça à la fois et écrire « Sous les strates », en rendant toutes ces couches visibles, me l’a fait accepter.
7/ Ton livre est sorti depuis bientôt plus d’un mois à présent, tu as récemment publié sur Instagram un post traitant de ton expérience du paysage littéraire français. Tu y exposes ton amertume face à un univers misogyne et raciste qui a relégué ton œuvre à de la littérature « niche » et ainsi questionné ta légitimité en tant qu’autrice. Suite à cette expérience, comment penses-tu que cela va influencer tes futurs écrits ?
Je crois que je vais juste continuer et tracer mon chemin ! Mais je vais devoir garder en tête qu’il n’est pas acquis que mes écrits soient considérés à leur juste valeur (comme de la littérature et plus seulement du témoignage). Je ne cesserai jamais de mettre de l’intime de façon assumée dans mon travail; de toute façon, qui ne met pas un peu de soi dans ses écrits ? Il va juste falloir que je me rappelle sans cesse pourquoi et pour qui j’écris, dans quel but.
8/ Même si la promotion de ton livre a révélé beaucoup de racisme et de misogynie dans le paysage littéraire français, il y a aussi eu des expériences positives. Quels retours t’ont particulièrement touchée ?
Tous les retours positifs étaient très mignons à chaque fois. J’adore quand mes proches (qui parfois se retrouvent dans des personnages du livre) m’en font, c’est très spécial, peu objectif, mais j’aime beaucoup l’idée qu’ils lisent ce roman qui est une sorte de très long voyage. Les retours de personnes adoptées sont bien sûr extrêmement précieux. De façon générale j’adore qu’on rentre dans le détail, qu’on me dise « j’ai adoré ce personnage, ce passage m’a fait pleurer, j’ai fait une fixette sur telle relation… etc » parce que ça me permet de voir que mon roman vient chercher des gens à plein d’endroits différents. Or j’avais vraiment en tête le potentiel universel en l’écrivant, donc je suis contente que tout le monde s’y retrouve un peu.
9/ Dans ton retour d’expérience, tu as aussi conseillé aux autres auteur.ices racisé.e.s de bien s’entourer et d’échanger ensemble. Quels ont été tes échanges les plus enrichissants pendant l’écriture de ton livre ?
Je pense que m’entourer d’autrices racisées a été précieux post publication, pour ne pas me sentir seule pendant la promotion qui peut être épuisante et très intense émotionnellement. Tu te mets à nu et il y a des configurations (ex les salons du livre) où tu te rends hyper vulnérable, à attendre qu’on vienne te rencontrer sur ton stand. Mais pendant le process, je crois que ce qui m’a beaucoup aidée, c’est de me faire relire et d’échanger avec mes amis adoptés eux aussi. J’avais l’impression de faire du bricolage, j’avais peur d’écrire des trucs qui relèveraient du fantasme (notamment concernant les parties sur Minh, la mère biologique de Linh). Mais justement, c’est là la liberté qu’offre la fiction.
10/ Et enfin, quelles réflexions souhaites-tu susciter chez tes lecteur.ices ?
Que nos traumas font partie de notre histoire mais qu’ils ne nous définissent pas tant que ça. Que ce n’est pas grave de proposer une trajectoire a priori pas cohérente tant qu’on la rend lisible. Qu’on peut changer, se transformer, sauter pour enfin muter !
Par Nine Gellé et Méline Keoxay - Team Slash Asian
Photo portrait de Lou Eve - Philippe Matsas