La Palestine ou l’oubli du devoir de mémoire : une explication à l'inaction ?
Aujourd’hui on vous fait une recommandation de film un peu particulière car ce n’est pas un film récent, ni réalisé par une personne racisée mais son sujet nous tient à cœur au pôle édito dans le contexte actuel… Dimanche 12 novembre 2023, le Luxy d’Ivry projetait Wardi de Mats Grorud réalisé en 2018, un film d’animation sur l’histoire de la Palestine. Nous avons souhaité saisir cette occasion pour parler non seulement d’une décision désolante concernant la projection initialement prévue mais aussi du génocide en cours en Palestine.
Wardi, quête initiatique de l’identité palestinienne
Initialement, il était prévu de le partager auprès des collèges dans le cadre du dispositif Collège au cinéma visant près de 2 millions de collégiens parisiens. Wardi raconte l’histoire du peuple Palestinien depuis les événements tragiques de la Nakba de 1948 (“catastrophe” en arabe, terme désignant l’exil forcé des Palestiniens). Il aurait donc ouvert le dialogue sur la Palestine et les évènements en cours et permis aux élèves de se faire un avis nuancé et critique sur la situation. Pourquoi le Luxy s’est-il associé avec Festival Ciné-Palestine pour organiser cette projection à la dernière minute ?
Tout simplement parce que début novembre le rectorat de Paris a censuré ce film avec pour justification un “contexte sensible”. “Une décision inédite en 30 ans d’existence des dispositifs d’éducation à l’image” a expliqué l’association Festival Ciné-Palestine (FCP) qui oeuvre depuis 2015 pour mettre en avant le cinéma palestinien. Cette décision décevante du rectorat est loin d’être anodine en particulier en ce moment, n’est-ce pas ? Revenons donc sur Wardi, le message porté par ce film, mais aussi le contexte actuel : le génocide de la Palestine et son traitement par les médias et les politiques.
Le réalisateur norvégien Mats Grorud s’inspire de son séjour dans des camps palestiniens au Liban où il a vécu pendant un an. A travers Wardi il raconte l’histoire d’une jeune palestinienne de 11 ans née dans un camp de réfugiés à Beyrouth où elle vit avec sa famille. L’intrigue commence un 15 mai, début de la Nakba de 1948. Wardi, élève intelligente et pleine d’avenir, se voit confier la clé de la maison familiale en Palestine par son arrière- grand-père, Sidi, dont elle fait la fierté. Un geste qui entraîne la petite fille vers une multitude de questionnements et l’amène à découvrir l’histoire familiale à travers le regard de différentes générations.
« Si on n’a aucune idée de son passé, ni de l’endroit d’où l’on vient alors qu’est ce qu’on est... Wardi ? »
Cette question de Sidi constitue le fil rouge du film, tout du long plane le souvenir sombre et douloureux de la Nakba et ses retombées, véritable traumatisme intergénérationnel dont Wardi prend peu à peu conscience pendant le film. Lorsque Sidi, se sachant malade, lui confie la fameuse clé de la maison familiale en Galilée dont elle a tant entendu parler, Wardi prend peur et pense que son arrière- grand-père a perdu tout espoir de retourner chez lui. Elle entreprend alors une quête qui semble improbable et pourtant très touchante et poétique : retrouver “l’Espoir” et le ramener à Sidi.
Une quête qui se tient entre les murs de la tour familiale où vivent les différentes générations de sa famille depuis le début de l’exil. A chaque étage, un personnage différent avec sa propre perspective de la situation. Mats Grorud mêle habilement le stop motion pour les scènes du présent et le dessin animé classique pour les flashbacks du passé qui hantent les membres de la famille de Wardi.
On oscille ainsi entre différents souvenirs. Chacun nous révèle une facette de la réalité vécue par les réfugié·e·s Palestiniens au quotidien, mais aussi leur résilience. Son grand-père, Lutfi, nous parle de sa jeunesse et de la xénophobie cruelle manifestée par certains Libanais envers lui et son frère, une situation qui a alimenté une rage inouïe et l’envie de se battre pour retrouver ce qui leur appartient. Sa tante, Hannan, nous révèle sa peur tétanisante et étouffante des bombardements qui s’est caractérisée par une achluophobie (phobie de l’obscurité) prononcée.
Ces souvenirs bien souvent violents et traumatisants constituent des moments pivots qui ont forgé les personnages. Lutfi a perdu tout espoir après un combat acharné au sein de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine). Hannan a choisi de ne plus laisser la peur et ses traumatismes dominer sa vie pour se concentrer sur ce qu’il y a de positif peu importe la situation: “Même s'il fait très très noir, essaie de trouver un endroit où il y a un tout petit peu de lumière et restes-y”. Ce message d’Hannan témoigne de la force du peuple palestinien, ne perdant pas pied, ni dignité, malgré ce statut forcé de réfugié·e qui les condamne à une vie dans les camps aux conditions de vie précaires et sans perspective d’avenir.
Au fur et à mesure de ces conversations, Wardi retrace ainsi son histoire familiale et comprend l’héritage que cela représente. Ce devoir de mémoire est d’autant plus crucial que les représentant·e·s des générations ayant vécu la Nakba s’éteignent peu à peu, à l’instar de Sidi. En partant en quête de “l'Espoir”, elle part finalement dans une quête initiatique qui l’amène à endosser pleinement son identité de palestinienne, une manière de s’affranchir du statut de réfugié.e déshumanisant. Wardi porte ainsi en elle la dualité de cette identité. D’une part la souffrance causée par l’exil forcé, qui les condamne à une attente interminable entre les murs du camp où le temps semble être suspendu. D’autre part, l’espoir, la détermination de retrouver un jour ce qui a été volé au peuple palestinien et la fierté de ce que représentent ces racines.
Remonter aux racines
Au cœur de ce film, il y a donc le sujet de la mémoire collective et le devoir de la perpétuer. Il y a ainsi une ironie cruelle derrière la décision de censure désolante du rectorat de Paris. De telles décisions prises par les autorités au pouvoir, alors même que le génocide du peuple palestinien atteint des proporitions innomables, en disent long… Cependant, tout comme Wardi, n’oublions pas et revenons donc sur les prémices qui ont conduit à cette tragédie. Il est avant tout crucial et primordial de le rappeler : tout ceci n’a pas commencé le 7 octobre 2023.
Petit retour en arrière (ndlr: nous ne sommes pas une équipe d’historiennes et avons voulu résumer les enjeux principaux bien qu’il y ait tant à dire sur ce sujet, les sources sont en fin d’article) : en 1896, inquiété par les pogroms en Russie, le journaliste Theodor Herzl publie L’Etat des juifs, document fondateur du mouvement sioniste. L’année suivante a lieu le Congrès de Bâle qui mène à la création d’un fonds national juif chargé de l’achat de terres en Palestine. Le sionisme est né, fruit de la souffrance et de la peur d’une diaspora juive persécutée en Europe. En 1915, l’Empire Britannique promet aux peuples arabes la création d’un royaume sur l’ensemble de la péninsule arabique suite à la victoire sur l’Empire ottoman. Pourtant, en 1917, le ministre des affaires étrangères britannique, Arthur Balfour, promet au mouvement sioniste britannique de l’aider à créer un foyer national juif en Palestine. Edward Said dénonce dans son ouvrage, La Question de Palestine, la déclaration Balfour : “a) la déclaration a été faite par une puissance européenne ; b) elle visait un territoire non européen ; c) elle ignorait froidement la présence et les souhaits de la majorité des autochtones résidant sur ce territoire ; et d) sa forme était celle d’une promesse à un autre groupe étranger concernant ce même territoire, de sorte que ce groupe puisse faire, tout à fait littéralement, de ce territoire un foyer national pour le peuple juif.”.
En 1922, la Société des Nations (ancêtre de l’ONU, dominée par les deux puissances coloniales françaises et anglaises) attribue le mandat sur la Palestine à la Grande Bretagne, alors première puissance mondiale. C’est le début des problèmes… Lorsqu’Hitler est nommé Chancelier en 1933 de la République de Weimar, il y a une immigration importante des juifs en Palestine qui finit par conduire à une révolte palestinienne entre 1936 et 1939 contre l’occupation britannique et la colonisation sioniste. En 1939, pour apaiser les tensions et le soulèvement de la population arabe, Malcolm MacDonald, secrétaire aux colonies britanniques, élabore un “Livre Blanc” où il est préconisé de soumettre l’immigration juive à l’accord des habitants arabes et de limiter l’acquisition de terres par les sionistes. Une décision contestée par les sionistes puisque dès 1942 ils revendiquent un Etat juif sur l’ensemble de la Palestine mandataire. La tension continue de monter, conduisant à des affrontements généralisés dès 1946.
En 1947, les Nations Unies votent alors la résolution 181 pour partager le territoire en deux avec une zone sous tutelle internationale. Cette tentative se solde cependant en un échec et peu après l’Empire Britannique se retire de la Palestine. En 1948, l'Etat d’Israël s’autoproclame, surviennent alors les événements tragiques de la Nakba et l’exode forcé de plus de 700 000 Palestiniens vers les terres avoisinantes. C’est aussi la mise en place d’un système qui oppresse chaque jour un peu plus le peuple palestinien. C’est le début d’un nettoyage ethnique et de l’apartheid, défini par la Convention Internationale comme les actes inhumains commis pour instituer ou maintenir la domination d'un groupe racial sur tout autre groupe racial afin de l'opprimer systématiquement. L’Europe, marquée au fer rouge par la culpabilité du génocide des juifs, ferme les yeux et laisse faire, condamnant la situation sans jamais passer à l’acte.
En 1964 naît l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP), acte de résistance d’un peuple opprimé qui se lance alors dans un combat des plus asymétriques, en vain. La guerre des “Six Jours” en 1967 permet à Israël d’étendre son occupation à Jérusalem Est, la Cisjordanie, Gaza, le Golan syrien ainsi que le Sinaï égyptien. Dans le contexte de la Guerre Froide, l’issue de cette guerre arrange les Etats-Unis. Israël représente en effet un allié précieux pour endiguer l’influence de l’Union Soviétique au Moyen-Orient. Commence dès lors un rapprochement plus étroit avec Israël.
Parallèlement, en 1988, le Hamas, branche du mouvement islamiste égyptien Frères musulmans est fondé et est reconnu comme organisation terroriste par une trentaine de pays, quasiment tous occidentaux. L’organisation se développe à la faveur de la première Intifada, aussi appelée “la révolte des pierres” en référence au déséquilibre des forces dans cet affrontement, et violemment réprimée par l’armée israélienne avec un lourd bilan de près de 2 000 morts parmi les palesnien·ne·s. S’ensuivent des négociations aboutissant aux Accords d’Oslo en 1993. Il ne s’agissait cependant pas d’une reconnaissance mutuelle mais d’un accord asymétrique entre un mouvement politique, l’OLP, et un Etat, Israël. Jamais il n’a été question d’un Etat palestinien et à aucun moment cette démarche n’a rompu avec la logique coloniale, au contraire. Ces accords se soldent par un cuisant échec après un processus de plusieurs années marqué par une intensification de la colonisation israélienne, un basculement de la politique israélienne vers l’extrême droite et une seconde intifada. En 2006, le Hamas remporte les élections législatives face à l’OLP dans les Territoires palestiniens occupés, l’Egypte et Israël réagissent en instaurant un blocus qui transforme la bande de Gaza en “prison à ciel ouvert”.
L’inaction intolérable de la communauté internationale
Il est primordial de garder en tête ces événements clés et la responsabilité des Etats occidentaux. Tout ceci nous a inéluctablement conduit vers la tragédie que nous voyons se dérouler sous nos yeux horrifiés. L’offensive du Hamas du 7 octobre 2023 s’inscrit dans un contexte d’oppressions continues que subit le peuple palestinien depuis plusieurs décennies. Bien que répréhensibles et intolérables, elle ne survient pas de nulle part. D’après l’UNICEF, à la date de cette publication, la réponse disproportionnée d’Israël a tué plus de 11 000 palestinien·nes dont 40 % sont des enfants. Selon le porte-parole de l’UNICEF, James Elder “Gaza est devenue un cimetière pour des milliers d’enfants. C’est un véritable enfer pour tous les autres”. Rien ne peut justifier cette punition collective infligée par Israël, rien.
Il est aberrant de voir comment ce génocide est réduit à un conflit entre deux religions. Il est terrifiant de voir que depuis l’attaque brutale du Hamas et la réponse impitoyable d’Israël, il y a une recrudescence intolérable de l’antisémitisme et de l’islamophobie en Occident. Il est écoeurant de voir comment est instrumentalisée cette tragédie pour précisément servir l’islamophobie décomplexée en France. Il est dangereux de voir comment est encouragé l’amalgame entre antisémitisme et antisionisme pour faire taire les voix qui s’élèvent contre ce massacre d’innocent·e·s. Il est inacceptable de voir le traitement inégal des vies humaines par les médias, on ne le dira jamais assez mais toutes les vies se valent, toutes. Il est révoltant de lire et de voir que la France apporte un “soutien inconditionnel” à Israël. Il est abject de voir qu’Israël définit l’anéantissement du peuple palestinien comme de la légitime défense et immoral de les voir commettre ces crimes de guerre au nom des Juifs. Il est insensé de voir Israël perpétrer de telles atrocités alors même que le peuple juif a subi la Shoah : qu’en est-il du devoir de mémoire ?
Enfin, il est déchirant de voir que ce cycle de violences se perpétue depuis toutes ces années. Les premières victimes sont des enfants, porteurs de l’espoir d’un avenir meilleur, à l’instar de la petite Wardi et de la clé symbolique héritée de son arrière-grand-père.
Alors devant tant de tragédie et de souffrance, devant cette oppression incessante et cette annihilation que subit le peuple palestinien depuis toutes ces années, devant l’indifférence de la communauté internationale qui “condamne” mais n’agit pas, ces paroles du poète palestinien Mahmoud Darwich me reviennent en tête :
« La guerre finira et les dirigeants se serreront la main.
Mais il restera cette mère épuisée qui désire voir son fils.
Et cette femme, qui attend son mari bien-aimé.
Et ces enfants qui cherchent leur père héros.
Je ne sais pas qui a vendu la patrie, mais j’ai vu qui en a payé le prix. »
Cessez-le-feu
Zazie Lavraie
Forme des luttes
Combien de victimes supplémentaires faut-il pour que ceci s’arrête ? Combien d’enfants doivent encore devenir orphelins ? Combien de parents doivent encore vivre la douleur indicible de perdre leur enfant ? Combien de personnes doivent encore perdre espoir en l’humanité face à tant de cruauté ? Combien de générations doivent encore porter ce fardeau du trauma que sont un apartheid et un génocide ?
Comme dans le film Wardi, souvenons-nous, il ne faut pas oublier. N’oublions pas les racines de cette tragédie et la responsabilité de l’Occident. N’oublions pas les réactions de la communauté internationale. N’oublions pas aussi que ce n’est pas le seul génocide qui s’est passé ou qui se passe dans le plus grand des silences. Gardons en tête qu’il s’agit là d’un sinistre rappel que le combat contre la décolonisation et la discrimination est loin d’être fini. Parlons-en, dénonçons, condamnons, soutenons ces peuples opprimés. Alors, Palestine, sache que nous sommes avec toi. Nous appelons à un cessez-le-feu. Nous souhaitons la liberté pour ton peuple et que ton droit d’exister soit explicitement, officiellement reconnu. Nous souhaitons la décolonisation. Nous souhaitons la fin de ce cycle insensé de violences. Enfin, n’oublions pas que défendre la cause palestinienne et combattre l’antisémisme sont intrinsèquement liés, ne laissez personne vous convaincre du contraire. Toute forme de discrimination et d’oppression doit être combattue. Il est temps que tout ceci cesse, trop de sang a déjà coulé.
Sources pour aller plus loin :
Contre-attaque - Un film d’animation sur la Palestine destiné aux collégiens déprogrammé
Histoire Crêpues - L’histoire coloniale derrière la guerre Israël-Palestine
Les Clés du Moyen-Orient - La place de l’Union Européenne dans le conflit israélo-palestinien
Declassified UK - When Britain aided Israel’s ethnic cleansing of Palestine
Politics Today - Apartheid and settler colonialism: South Africa to Palestine
Par Méline Keoxay - Team Slash Asian